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Ruşan Filiztek, de l’Anatolie à la Mésopotamie

© Hugo Gester

Concert-récital de Ruşan Filiztek, chant, saz et oud, avec François Aria guitare flamenca, Artyom Minasyan duduk – au 360 Music Factory, dans le cadre du Festival Au fil des Voix.

Sur le petit plateau du 360 Paris Music Factory sont posés les différents saz du musicien et chanteur kurde Ruşan Filiztek, élégants luths à cordes pincées de différentes tailles, au manche fin et long. On y trouve aussi son oud, ainsi que la guitare flamenca de François Aria et les duduk de Artyom Minasyan, musiciens qui le rejoindront après sa longue introduction musicale.

 Ruşan Filiztek fête son premier album en solo sorti sous le label Accords Croisés, nous le fêtons avec lui. Le saz qu’il fait sonner avec tant de dextérité, le plus ancien instrument d’Anatolie attesté depuis deux mille ans, est un instrument qui s’est déplacé sur les grands espaces des nomades de la steppe. On le trouve en Iran, en Irak du Nord, au Caucase, en Crimée chez les Tatars, en Grèce, et dans une partie des Balkans. Il entre aussi dans certains rituels sacrés et, dans la culture kurde, accompagne le poète et le barde ainsi que les chansons populaires traditionnelles.

Né à Seyhan, près d’Adana au sud de la Turquie, de parents kurdes, Ruşan Filiztek apprend le saz, enfant, avec son père qui était musicien amateur. Il étudie ensuite la musique à l’Université de Sakarya, dans la ville turque du même nom et à l’Université de Marmara, à Istanbul où sa famille s’est installée quand il avait neuf ans. Il s’y initie à divers instruments comme le oud, le kumbust – instrument à cordes kurde, mélange de banjo et de oud – et le daf kurde. Avant son arrivée en France où il s’est posé en 2015, il a sillonné les pays où la culture kurde s’est enracinée. Au-delà de la Turquie, c’est en Syrie, Irak, Iran, Arménie et Géorgie qu’il a cherché les mélopées de ses origines.

© Hugo Gester

À son arrivée en France, Ruşan Filiztek étudie l’ethnomusicologie à la Sorbonne et se fait vite reconnaître par sa musicalité propre et ses compositions. Il chante dans de nombreuses langues y compris dans la langue araméenne du peuple assyro-chaldéen qu’il a découverte en s’intéressant à la minorité des chrétiens d’orient. Il a pris part à de nombreux projets dont Orpheus XXI, plateforme européenne d’intégration professionnelle et de promotion envers les musiciens réfugiés, de niveau professionnel, pilotée par le grand spécialiste de la musique baroque, Jordi Savall. Il collabore avec Solon Lekkas, chanteur traditionnel originaire de Lesbos, en Grèce, et y vivant, spécialiste des chansons dites Aman ou Amanede, des anciennes chansons Karsilamas et des Zeibekiko qu’il interprète en grec, kurde et turc ; avec le réalisateur Tony Gatlif dans son film Djam qui fait revivre le rebetiko, cette forme d’expression proche du blues, particulièrement populaire dans le milieu des exilés d’Asie mineure, dans la Grèce des années 1920 ; avec le groupe breton Kazut de Tyr qui au cours de ses déplacements, fait des recherches sur les sonorités d’Europe Centrale et du Moyen-Orient et après un voyage au Kurdistan d’Irak présente son nouvel album, Jorjuna, avec la participation de Rusan Filiztek. Ce dernier chante et joue dans de nombreux groupes et festivals, en France, en Europe et au Moyen-Orient, initie lui-même de nombreux projets musicaux. Il reçoit en 2019 le Prix des musiques d’ici, dédié aux artistes issus des diasporas et aux artistes français travaillant sur les répertoires musicaux des diasporas qu’ils côtoient.

Sur la scène du 360 Music Factory, pôle d’associations et d’entreprises culturelles, Ruşan Filiztek ce stranbej comme on le nomme, autrement dit diseur de mélodies passe de l’instrumental au vocal avec précision, profondeur et élégance et décline les chants et mélodies d’Anatolie et de Mésopotamie. Une voix douce et puissante, subtile et soutenue, enveloppe les chagrins autant que les espoirs. Il est entouré du guitariste de flamenco François Aria avec qui il a enregistré un album en duo et du joueur de duduk Artyom Minasyan, qui gonfle ses joues comme réservoir d’air pour jouer de cet instrument exigeant, à anche double et à la sonorité grave et nostalgique. Avec émotion, Ruşan Filiztek recompose son Orient et chante en kurde, turc, araméen, arménien, arabe, diversifie les langues et les régions du monde et s’il ne parle pas toutes ces langues il en interprète magnifiquement la musique.

© Hugo Gester

L’association Au fil des Voix dont l’objectif est de promouvoir les grandes voix du monde d’aujourd’hui représentantes d’une culture, et les créations musicales transculturelles, œuvre à la promotion de la diversité culturelle. Elle propose un rendez-vous annuel sous forme de festival. L’édition 2022 vient de se terminer au Trianon, par une soirée dédiée aux artistes afghans, De Kaboul à Bamako. Par la mutualisation des moyens avec d’autres professionnels, aujourd’hui le 360 Music Factory, Au fil des Voix met en relation les différents intervenants de l’industrie musicale, les concerts et les spectacles.

Ruşan Filiztek est aujourd’hui à l’honneur et vient de donner un magnifique récital-concert. Son premier album en solo, sorti en octobre dernier, s’intitule Sans Souci. Pour celui qui l’a minutieusement préparé, soigné, rêvé, un premier album est toujours une fête. Il est accompagné par le label Accords Croisés, bureau de concerts, maison de production et label, dont l’angle de vue et de travail sont basés sur le repérage et la promotion des grandes voix du monde représentatives d’une culture, d’une esthétique et d’un courant. Ici, avec le soutien du Centre National de la Musique, Ruşan Filiztek présente des chants et mélodies d’Anatolie, de Grèce et de Mésopotamie, des ballades, des extraits d’épopées de la montagne, de différents styles, des chansons d’amour, des chants festifs et des lamentations poignantes ainsi que des compositions personnelles. Le saz à sept cordes y est roi, et Artyom Minasyan au duduk y fait trois interventions.

Dans le livret qui accompagne l’album, Ruşan Filiztek commente : « Je voulais présenter d’où je viens et où je vais », et précise : « J’ai construit le répertoire de cet album avec toutes ces rencontres entre la Mésopotamie et la Grèce, entre le désert et la mer, et ici à Paris. » Sans souci est aussi le titre d’un chant qui vient de sa rencontre avec le répertoire traditionnel gallo faite au cours de festou-noz, en Bretagne, il l’accompagne d’un saz à trois cordes. « Quand je suis né, je suis né en automne, mon père et ma mère m’avaient toujours bien dit qu’en m’baptisant dans le jus de la tonne l’on m’a donné le nom de Sans souci » dit le poème.

Vibrations et mélancolies, traditions orales et cultures millénaires d’Asie Mineure sont portées par le saz et la voix de Ruşan Filiztek qui témoigne de la mémoire collective. Un album et un  parcours à écouter, et à suivre.

 brigitte rémer, le 20 février 2022

© Hugo Gester

“J’ai l’habitude de dire que la voix chantée est le miroir de l’âme. Le chant est un moyen d’expression essentiel qui touche l’humanité et la compassion en nous” dit Angélique Kidjo, marraine de la 15ème édition du Festival Au fil des voix : www.aufildesvoix.com – Album Sans souci, de Ruşan Filiztek, production Accords Croisés, dirigée par SaÏd Assadi, www.accords-croises.com – Vu le 15 février 2022, au 360 Paris Music Factory, 32 rue Myrha, 75018 Paris – tél. : 01 47 53 68 67, métro Château Rouge.